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TEXTES D'AMÉLIE MURAT



DÉDICACE


Je fus orfèvre de mes chaînes (Paul Valéry)

Je n’écris pas pour vous les heureux les tranquilles
Dont le contentement ne sait sortir de soi
Que pour se retrouver en marge des idylles :
La douleur vous rebute et son chant vous déçoit :
Laissez ce livre... Il est le plus triste qui soit.

Je n’ écris pas pour vous, les sages, les ascètes,
Qui jugez le temps bref, l’ amour fol, les pleurs vains ;
Hors du cercle d’extase impassible où vous êtes,
J’aime mieux, trébuchant sous mes fardeaux divins,
Adjurer tous les ciels, sonder tous les ravins !

Mes frères inconnus et mes sœurs anonymes
Que je croise dans l’ ombre... et ne discerne point,
Sous le buisson des mots, le ramage des rimes,
Parmi l’épine en fleurs où j’ écrasai mon poing,
Voyez-vous, pourpre et vive, une goutte qui point ?

Ma poésie accuse un mal pareil au vôtre,
Un mal pareil au mien dans vos yeux transparaît...
Mais duel chétif secours s’offriraient -ils l’ un l’ autre ?
Ecartons –nous... La vie est silence et secret,
Et toute confidence a pour gage un regret.

Qu’importe ! Plus encor que pour personne au monde,
C’est pour moi que je chante... et mon chant hasardeux
N’exige qu’une voix, un écho lui réponde.
Les plus puissants désespoirs font le vide autour d’eux :
Qu’importe ! J’ étais seule... en chantant je suis deux

Quand je crée à ce prix mon tragique poème,
Il me semble qu’enfin la cage va s’ouvrir
Du grand oiseau blessé que je loge en moi-même,
Et provoque, et pourchasse, et regarde souffrir….
Et qu’il va s’envoler puisqu’il ne peut mourir !

Extrait de Solitude - 1930



TEXTES AMÉLIE MURAT